Droit pénal international

Tribune : Génocide des Tutsi au Rwanda, la France saurait juger les génocidaires dans un délai raisonnable si elle le voulait

Au moment où l’on commémore les 29 ans du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda, des avocats dénoncent, dans une tribune au « Monde », le contraste entre la volonté politique affichée et les moyens réellement dévolus à la lutte contre l’impunité des auteurs du massacre.

C’est avec la plus grande solennité qu’Emmanuel Macron s’engageait, le 27 mai 2021, au Mémorial de Kigali, à faire juger les auteurs du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda qui a fait près d’un million de morts en 1994. L’enjeu pour la France, patrie des droits de l’homme, est qu’elle ne soit jamais le refuge des auteurs de ces crimes. L’ampleur de nos responsabilités dans ce génocide – rappelons que le rapport du 26 mars 2021 de la commission Duclert a conclu à des « responsabilités lourdes et accablantes » de la France – renforce ce devoir d’exemplarité.

Ce 7 avril, anniversaire des 29 ans du début du génocide, les victimes s’inquiètent de ne jamais voir les bourreaux répondre de leurs actes. Peut-on accepter que les suspects ne soient pas jugés, pour la simple et mauvaise raison qu’on n’en aurait pas eu le temps ? Avec 20 informations judiciaires (sur environ 80), le génocide contre les Tutsi représente le plus important contingent de dossiers soumis au pôle crimes contre l’humanité du Tribunal judiciaire de Paris.

L’objectif annoncé de tenir deux procès par an pour l’ensemble du contentieux du pôle est inadapté aux ambitions affichées. Sur cinq individus actuellement mis en accusation devant la cour d’assises, deux procès sont fixés en 2023 (ceux de Philippe Hategekimana et Sosthène Munyemana), tandis que trois sont dans l’attente d’une date de jugement (pour Eugène Rwamucyo, Laurent Bucyibaruta et Claude Muhayimana).

Depuis le premier procès en 2014, sur les quatre affaires liées au génocide déjà jugées, seules deux sont définitives – les affaires Ngenzi-Baharira et Simbikangwa –, les deux autres étant en attente d’une date d’audience devant la cour d’appel (affaires Muhayimana et Bucyibaruta). A ce rythme, il faudrait théoriquement plus de deux cents ans pour que tous les dossiers du pôle soient jugés. La lenteur de la procédure est ennemie de la justice. En effet, dans ces procès, l’accusation repose essentiellement sur des témoignages. Or témoins et accusés prennent de l’âge. Certains n’ont plus la capacité de déposer à la barre, d’autres sont morts.

Le risque de dissipation des preuves

Récemment s’est posée la question de l’aptitude de Félicien Kabuga (90 ans, atteint de démence) à être jugé par le Mécanisme international de l’ONU, appelé à exercer les fonctions résiduelles du Tribunal pénal international pour le Rwanda (le MTPI), et de Pierre Basabose à être jugé en Belgique. Laurent Bucyibaruta (79 ans, atteint de pathologies rénales et cardiaques), condamné en juillet 2022 à 20 ans de réclusion, a été libéré pour raison de santé dans l’attente de l’appel.

Claver Kamana et Michel Bakuzakundi sont décédés respectivement en 2017 et 2021 en cours d’instruction. Dans l’affaire Hategekimana, trois témoins-clés sont décédés entre l’arrêt d’appel confirmant l’accusation et le début du procès. Le droit fondamental à être jugé dans un délai raisonnable n’est pas seulement un droit de la défense ; il a aussi pour corollaire le risque de dissipation des preuves avec le temps. Lors de son discours du 7 avril 2019, le président français annonçait « le renforcement des moyens du pôle (…) et l’augmentation des effectifs de police judiciaire, afin que les génocidaires présumés faisant l’objet de poursuites puissent être jugés sous un délai raisonnable ». Quatre ans plus tard, le contraste entre les ambitions affichées et les moyens donnés reste saisissant. Cela interroge sur la volonté réelle de juger les auteurs de ces crimes.

L’exemple donné par les procès des attentats contre Charlie Hebdo, de Nice et du 13 novembre 2015 a démontré la capacité de la France dans l’organisation de procès criminels d’ampleur. Dans le dossier des attentats du 13 novembre 2015, trois juges d’instruction cosaisis ont, en moins de cinq ans, mis en état d’être jugés vingt accusés dans un dossier de près d’un million de pages pour des faits étalés sur plusieurs années avec des ramifications dans une douzaine de pays. L’audience a ensuite été fixée en moins d’un an. Une des clés de cette célérité semble avoir été la planification des recours des accusés, en programmant des dates devant la chambre de l’instruction, la cour de cassation et la cour d’assises dès la fin de l’instruction.

De la volonté et des moyens

La France saurait juger les génocidaires rwandais dans un délai raisonnable si elle le voulait. C’est une question de volonté et bien entendu de moyens. Aurélia Devos, ex-responsable du pôle crimes contre l’humanité, a appelé publiquement à un nouveau « calibrage » de ce dernier et réclame une organisation incluant toute la chaîne pénale jusqu’à la cour d’assises. Par exemple, une cour spécialisée qui siège en permanence ; c’est une piste. Sur les dossiers rwandais, le Parquet a opté pour un découpage du contentieux : une procédure par individu. Mieux calibrer, c’est aussi regrouper les enquêtes, joindre les instructions dans l’intérêt de la bonne administration de la justice. Cette jonction peut s’envisager selon deux critères : la proximité géographique et la fonction des accusés (personnalités politiques, miliciens, militaires, etc.). Du point de vue juridique, s’agissant de la participation des accusés à l’exécution d’un même plan concerté, il existerait une connexité suffisante entre chaque dossier pour les joindre.

Juger un accusé pour génocide nécessite l’organisation d’un long procès au coût faramineux. Tous les procès ont en commun une semaine consacrée à l’audition de témoins de contexte : historiens, journalistes, etc. Des films et audios sont diffusés afin d’éclairer la cour. Des ouvrages et lexiques sont soumis au débat contradictoire. Des controverses surviennent sur le sens de tel mot. Toujours les mêmes.

« Juger vite, c’est prendre en considération l’état de santé fragile des accusés âgés »

Par ailleurs, les responsables d’enquêtes et les experts sont régulièrement les mêmes. Un temps de parole plus long serait à prévoir dans un procès groupé mais in fine un temps de parole plus bref que la somme théorique des prises de paroles dans chaque dossier pris isolément. De la même manière, des associations portent ces dossiers et leurs représentants prennent légitimement la parole. Le temps de parole de ces parties civiles et le temps de plaidoirie de leurs avocats avoisinent également une semaine d’audience.

Regrouper les dossiers, un mal nécessaire

Sur un procès de huit semaines, environ six semaines sont donc consacrées à l’examen des charges retenues contre l’accusé. Un procès contre cinq accusés durerait trente-deux semaines au lieu de quarante au total si on devait additionner la durée de cinq procès individuels. Bien qu’il s’agisse là d’extrapolations trop simplistes, on doit envisager sérieusement le principe des jonctions tant qu’il en est encore temps, au moins par groupes de 4 ou 5. Il sera objecté qu’un procès groupé ne peut venir à l’audience qu’à partir du moment où l’instruction sera achevée pour tous, retardant les dossiers qui sont proches d’aboutir. Certes. Mais le regroupement des dossiers n’est-il pas un mal nécessaire permettant un traitement plus court des affaires dans leur globalité ?

Juger vite, c’est prendre en considération l’état de santé fragile des accusés âgés, nécessitant des surcoûts importants pour l’administration pénitentiaire et l’organisation des procès afin d’assurer le respect de la dignité en détention et des droits de la défense. Ce qui est sûr, c’est que ne rien faire ou plutôt laisser les dossiers suivre leur cours jusqu’à ce que les suspects soient tous disparus confine au déni de justice pour les victimes. Le 27 mai 2021, le président de la République s’est engagé à ce « qu’aucune personne soupçonnée de génocide ne puisse échapper à la justice ». L’expression d’une volonté politique commande la mise en place d’actions concrètes à la hauteur des enjeux de la lutte contre l’impunité, à la mesure de la gravité de ces crimes qui heurtent la conscience humaine.

Signataires : Hector Bernardini et Jean Simon ; cosignataires : Safya Akorri ; Mathilde Aublé ; Karine Bourdié ; Patrick Baudouin ; Noémie Coutrot-Cieslinski ; Emmanuel Daoud ; Olivier Foks ; Simon Foreman ; Frédéric Forgues ; Richard Gisagara ; Sabrina Goldman ; Laure Heinich ; Alexandre Kiabski ; Elise Le Gall ; Rachel Lindon ; Gilles Paruelle ; Domitille Philippart ; Eric Plouvier ; Matthieu Quinquis ; Cloé Scialom. Tous sont avocats à la cour et représentent des associations parties civiles (Survie, Collectif des parties civiles pour le Rwanda, Ibuka, LICRA, Communauté rwandaise de France, LDH et FIDH).